LE SYNDROME DE BROADWAY:
PETIT VOYAGE DANS ET HORS DE L’EPISTEME
Bas Jan Ader / Olivier Babin / Nicolas Boone / Nicolas Guiot / Michael Hakimi / Thomas Hirschhorn / Severine Hubard / Bertrand Lavier / Thomas Leon / Ingrid Luche / Mathieu Mercier / Nicolas Nemain / Aisling O’Beirn/ Frédéric Pradeau / Lili Reynaud Dewar / Wolf Von Kries / Raphaël Zarka
Exposition organisée par Le Commissariat (Fayçal Baghriche, Matthieu Clainchard, Dorothée Dupuis et Vincent Ganivet) au Parc Saint Léger – Centre d’art contemporain (Pougues-les-Eaux):
« Les vraies énigmes ne peuvent pas être résolues, mais elles peuvent devenir de meilleures énigmes » (1)
La réalité, malicieusement, s’est chargée de présenter ainsi, les faits : la naissance du constructivisme coïncide avec la révolution russe. Se crée ainsi le fantasme d’un art soucieux de participer à la réalisation des idéologies de son époque, fantasme certainement induit par certains avant-gardistes eux-mêmes afin de légitimer leurs positions esthétiques, comme le soupçonne dès 1918 Victor Chklovski : « La plus grosse erreur de ceux qui écrivent actuellement sur l’art paraît être l’équation entre la révolution sociale et la révolution des formes artistiques qu’ils tentent d’imposer. (…) l’art a toujours été autonome par rapport à la vie et sa couleur n’a jamais reflété celle du drapeau hissé sur la citadelle. »
C’est en porte-à-faux de cette notion utilitaire de l’art que « Le Syndrome de Broadway » tente de réenchanter la vocation politiquement utopique de l’avant-garde, le paradoxe de l’utopie étant de référer à la réalité mais d’en être une manifestation distincte, non réalisée. Lequel est aussi celui de l’art.
VERSION 1.0.
« L’artiste véritablement moderne voit la métropole comme une mise en forme de la vie abstraite ; elle est plus près de lui que la nature et elle lui donne mieux le sentiment de la beauté. (…) Les proportions et le rythme de la surface et de la ligne en architecture parlent plus directement à l’artiste que les caprices de la nature ; c’est le lieu où désormais se développera le tempérament mathématique artistique de l’avenir, le lieu d’où sortira le Nouveau Style ».
A l’instar de Malevitch refusant à la peinture le droit de « refléter les petits coins de nature », Mondrian, par l’abstraction, s’émancipe de la représentation analogique de la nature pour construire un système plastique autonome à vocation universelle.
En 1942, après des années de compositions détachées de toute référence au réel, Mondrian décide d’entamer la série des « Broadway Boogie Woogie » en s’inspirant ouvertement de la structure de Manhattan qu’il vient de découvrir. Ce faisant, et dans un retournement surprenant, il autorise de nouveau la réalité à faire irruption dans son système abstrait bien ordonné.
Exemplairement, Mondrian fait l’expérience de ce qu’Adorno décrit comme la « spiritualisation de l’émotion esthétique » : il « reconnaît » New York comme une manifestation concrète des principes du néo-plasticisme (alors que manifestement ce dernier n’a jamais eu d’influence concrète sur Manhattan). New York lui apparaît soudain comme une chose abstraite réelle, (-), existant le temps d’une œuvre simultanément comme ville particulière ET comme grille générique. Le réel particulier et le projet universel de l’abstraction cohabitent dans l’espace et le temps suspendus de l’œuvre.
DEUXIEME OCCURRENCE : LA FARCE
« C’est dans cette ambivalence quant au sens profond de la grille, dans l‘indécision quant à son rapport à la matière, d’une part, et à l’esprit, d’autre part, que l’on peut considérer que ses premiers utilisateurs participèrent à un drame, qui s’étendait bien au-delà du domaine de l’art. » (3)
Au sortir de la guerre, la conception selon laquelle le projet des avant gardes était de changer le monde, ne peut qu’aboutir à le considérer comme un échec. De ce constat naissent plusieurs postures distinctes, entre esprit progressiste primaire (volonté de faire du nouveau à tous prix) et cynisme extrême (il n’y aura plus jamais de nouveauté). Le fragile équilibre entre l’art et la vie, qui avait trouvé sa conciliation aporétique momentanée dans la grille des Broadway Boogie Woogie, se trouve déchiré entre les tenants d’un art qui ferait l’économie de la vie (les minimal) et celui faisant économie de l’art (le pop).
Ce divorce art/vie trouve sa réconciliation inopinée en 1971 en la personne de l’artiste néerlandais (comme Mondrian !) Bas Jan Ader et son « retour sur la route du nouveau néo plasticisme ». Une suite photographique burlesque le représente étalé sur une allée suburbaine, s’efforçant en quatre clichés de composer tant bien que mal un tableau Mondrianesque : œuvre symptomatique d’un mouvement qu’Hal Foster désigne comme la « néo avant-garde ».
Suivant le bon mot de Marx citant Hegel : tout évènement historique adviendrait deux fois, d’abord sous la forme d’une tragédie puis sous la forme d’une farce, Bas Jan Ader serait-il la farce qui vient conclure le drame Mondrian ?
Si Bas Jan Ader constate la digestion par le monde réel (société de consommation y compris) de Mondrian et de son système, la farce ne parvient pas à confisquer à l’œuvre originale de Mondrian son potentiel utopique. L’œuvre (avec d’autres) consacre la reprise en tant que medium.
GIGANTESQUE UPDATE
« La question de l’ascendance dans la culture est fausse. Toute nouvelle manifestation culturelle réécrit le passé, transforme les vieux maudits en nouveaux héros, les vieux héros en personnes qui n’auraient jamais dû naître. De nouveaux acteurs fouillent le passé à la recherche d’ancêtres, parce que l’ascendance est la légitimité et la nouveauté le doute – mais à toutes les époques des acteurs oubliés émergent du passé non comme des ancêtres mais comme des proches. » (4)
L’acte symptomatique de Bas Jan Ader préfigure un art décomplexé qui s’autorise à utiliser les formes déjà vues, déjà faites, à les reproduire plus ou moins fidèlement, à les maquiller, les combiner, jouer avec elle sans renier leur sérieux. Rompant avec des logiques de post-, de pré-, de néo-new, etc. Un art qui s’autorise des allers-retours à rebrousse poil de l’histoire, référence lui-même ses emprunts et ses souvenirs, invente/découvre sa propre légende, dégagé du poids d’un héritage trop lourd pour être entièrement digéré. Faisant état de la nature de plus en plus complexe de l’art de leur temps, les artistes élargissent la citation à tous les domaines, de la musique à l’architecture, de la mode à la politique, du design aux techniques artisanales, dilatant plus que jamais la pratique interdisciplinaire des modernes.
La pratique de la reprise concrétise idéalement l’aporie de l’art. La réutilisation symbolique de pans entiers de la culture, au sein d’un phénomène entropique se nourrissant sans cesse des multiples occurrences d’une même idée contribue largement à définir l’art comme un processus constant d’update de la culture par elle-même.
RETOUR A UTOPIA
L’œuvre de Mondrian serait la version 1.0 du projet artistique, que les artistes de l’exposition « Le Syndrome de Broadway » reprennent à leur compte et mettent à jour : utopie politique et sociale, aspiration à un système plastique universel compréhensible par tous, ambition de spiritualiser une certaine émotion esthétique… se côtoient dans une pratique où le faire n’est qu’un symbole parmi d’autres, valant pour quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus spirituel. Preuve en est la facture, grossière, des toiles du puriste Mondrian.
De même qu’à Broadway, on dresse avec quelques planches un simulacre de réalité comme le décor crédible d’un spectacle à venir, les artistes de l’exposition construisent un monde parallèle référencé où comprend qui peut et où n’est dupe que celui qui le veut bien : Une comédie musicale en tant que synthèse exemplaire du drame et de la farce. La position avant-gardiste du retrait vis-à-vis de la réalité est alors réévaluée comme choix et non comme fatalité, affirmant alors la puissance d’un art conscient de sa place dans l’histoire.
(1) Greil Marcus, « Lipstick Traces, A Secret History of the Twentieth Century », Harvard, 1989
(2) Rainer Rochlitz, « Subversion et subvention », Gallimard, 1994
(3) Rosalind Krauss, « L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes », Macula, 1995
(4) Greil Marcus, Ibid.